«En Chine, la sécurité alimentaire est un impératif stratégique»
Entretien avec Isabelle Decitre, la CEO d’ID Capital Pte, société de capital risque basée à Singapour, spécialiste de l'agtech et de la foodtech dans toute la region Asie-Pacifique, y compris la Chine. Elle nous livre à Agra'UP quelques clés indispensables pour comprendre l’écosystème agtech chinois.
Quels sont les principaux enjeux auxquels les start-up chinoises agtech essaient de répondre ?
En Chine, la sécurité alimentaire est un impératif stratégique et c’est l’un des enjeux auxquels les startups s’attèlent. Le secteur de l’agriculture lui-même est largement entre les mains de grosses entreprises d’Etat. Il y a en Chine plusieurs dizaines de Centres de Recherche et Développement en Agriculture, des parcs académiques immenses qui regorgent de talents pour développer des innovations.
Plusieurs start-up sont des spin-off de ces parcs, mais en parallèle d’autres ne suivent pas cette voie et appliquent des technologies adjacentes (biotechnologies, intelligence artificielle), au secteur agroalimentaire.
Le problème de la sécurité alimentaire se pose en termes spécifiques à la Chine : assurer la qualité des produits alimentaires, et pour cela notamment leur traçabilité ; maîtriser le recours aux importations malgré les besoins croissants de la population ; moderniser et améliorer l’agriculture, que ce soit au niveau des rendements ou au niveau de l’empreinte écologique.
Quelle est leur dynamique actuelle ? Les financements suivent-ils ?
Toutes les start-up chinoises que nous avons vues et qui répondent de façon innovante et « scalable » à ce genre de défi ont le vent en poupe et trouvent du financement.
Nous pouvons citer l’exemple de Farm Friend, une start-up basée à Beijing qui a développé un modèle à la Uber de services de drones, et qui a levé 7 millions de dollars en 2017, se développe rapidement en place de marché sur les intrants et les services agricoles.
Plus en aval, la start-up Shenzhen Xiaozao basée à Shenzhen a pareillement levé plus de 15 moi en Series A pour développer la culture de microalgues à haut rendement. Plus globalement, le financement est abondant en Chine et seule une fraction des startups va chercher des investisseurs étrangers pour les premiers tours de table.
«Le food e-commerce sur le devant de la scène»
La tendance que nous avons observées est que si les « mega-deals » en food e-commerce et innovation retail ont occupé le devant de la scène ces dernières années, faisant ainsi écho à ce que se passe aux USA et en Occident, nous voyons émerger un nombre significatif de start-up tournées vers les problèmes systémiques de la chaîne de la valeur agroalimentaire. Les 2 exemples ci-dessus en témoignent mais il y en a beaucoup d’autres.
Quelle est la principale différence entre les start-up agtech françaises et chinoises ?
C’est tout simplement la taille du marché domestique, induisant des trajectoires de développement différentes. Encore plus qu’aux US, une start-up chinoise peut réussir sans sortir de son pays. On imagine mal une start-up française ne pas au moins avoir un plan de développement à l’étranger.
Mais c’est aussi le pouvoir de la « data ». S’il y a encore 2 ans on parlait du « Facebook chinois », suggérant que la Chine était encore en phase de rattrapage des US, en 2018 la Chine est loin devant le reste du monde en matière de data et, ce faisant, d’intelligence artificielle.
Ce dernier sujet étant d’importance stratégique lui aussi,le nombre de data scientists formés chaque année est sans comparaison avec même les US. Les grandes entreprises chinoises du secteur en embauchent par centaines. A ma connaissance, partout ailleurs, les data scientists sont en pénurie sur le marché.
«La pression concurrentielle est immense en Chine »
L’Europe n’a pas de masse critique pour ce qui est data, et a fortiori la France en a encore moins. Pour une grande partie des innovations que nous voyons arriver, c’est un atout incomparable pour le Chinois, qui bénéficient d’un environnement législatif (NB : « regulatory » en anglais) plus souple en la matière. On peut en être critique, mais nul doute que cela façonne l’entrepreneuriat du pays très différemment.
Les start-up françaises en revanche peuvent s’appuyer sur des pratiques agronomiques plus pointues et une recherche mondialement réputée en la matière. Il semble que le chemin de la ‘deep tech’ leur soit favorable.
Enfin, et ce n’est pas un point mineur, la pression concurrentielle est immense en Chine. Une bonne idée est vite copiée, une technologie aussi, et de ce fait les investisseurs ont plus tendance à apprécier une start-up pour la combinaison de son business model, technologie et capacité d’implémentation rapide. En France on s’attachera plus au caractère distinctif et innovant d’une technologie.
Quel conseil pour les start-up françaises qui veulent conquérir le marché chinois ?
Je leur conseillerais de réfléchir sincèrement pour déterminer si l’envie de conquérir la Chine s’appuie sur des atouts distinctifs, ou s’il s’agit d’une ambition un peu vague qui ne manquera pas de susciter l’intérêt d’investisseurs potentiels, alors qu’ils ont peut-être meilleur temps à se développer plus près de chez eux.
Si leur ambition est réfléchie, je leur conseillerais d’apprendre le chinois et prévoir le financement pour ce développement.
Propos recueillis par Mathieu ROBERT
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