Climat: le séduisant pouvoir du basalte

Accélérer les capacités naturelles de stockage de CO2 du basalte ou d’autres matériaux comme le béton, en les broyant et en les épandant sur des terres agricoles. C’est le principe de l’Altération forcée de roche (ERW). En dix ans, cette technologie de stockage de carbone (CDR) est sortie des revues scientifiques, pour gagner les champs des agriculteurs, sur des milliers d’hectares. Financées notamment par des géants de la Tech (Microsoft, Alphabet, Meta…), au moins onze start-up ont vu le jour à l’étranger. En échange de crédits carbone, elles distribuent gratuitement ces nouveaux intrants stockeurs de CO2 à des agriculteurs écossais ou américains. Les chercheurs y voient une technologie très prometteuse pour le climat, car simple à déployer. Toutefois, ils appellent à des recherches rapides et approfondies sur ses conséquences pour les sols, la biodiversité et la santé humaine. Autant de risques encore largement méconnus.
Le progrès technologique est parfois capricieux. L’altération forcée de roche (ERW) en fournit un bel exemple. Établis il y a plus de trente ans, ses principes ont longtemps pris la poussière dans les revues scientifiques, avant d’attirer en quelques années, les plus grands noms de la Tech américaine.
L’histoire commence avec la célèbre revue Nature, dans laquelle une note est publiée en 1990. Dans ce texte très court, un physicien suisse, Walter Seifritz, imagine stocker du carbone au fond des océans grâce à un procédé assez rustique : faire réagir trois éléments dans une cuve, de l’eau, du silicate de calcium et du CO2. Puis déverser cette « eau dure » en mer, en espérant qu’elle accélère la formation de minéraux carbonatés dans les fonds marins. Durée du stockage : 100 000 ans.
À cette époque, les quotas d’émission de carbone n’existent pas. L’idée inspire peu, elle restera lettre morte pendant une quinzaine d’années. Jusqu’à ce que deux scientifiques néerlandais lui redonnent vie, en proposant en 2006 de la déployer à grande échelle. Leur idée : épandre des roches volcaniques – siliceuses, riches en calcium ou magnésium, légèrement alcalines – sur des terres agricoles ou forestières.
C’est ce qu’ils appelèrent l’altération forcée de roche (enhanced rock weathering). L’objectif était d’accélérer un processus naturel, le stockage de carbone induit par la dégradation de roches volcaniques silicatées, comme le basalte ou l’olivine, au contact de l’air et de l’eau. En se dégradant, la pierre convertit du CO2 atmosphérique en ions bicarbonates, dont une partie va être lessivée par les pluies dans les rivières, puis au fond des océans. Broyée et épandue au sol, la roche se dégrade encore plus vite, la captation de CO2 s’accélère.
Mais là encore, silence des scientifiques pendant sept ans. Avant qu’une nouvelle équipe internationale s’en fasse l’écho en 2013, soulignant notamment les autres effets vertueux de cette technique pour la lutte contre l’acidification des océans, pour la fertilisation et la correction du pH des sols agricoles.
Mais l’altération forcée de roche (ERW) n’est encore qu’une idée. Il faudra atteindre 2015 pour que des chercheurs britanniques conduisent les premiers essais d’épandage de basalte en champ. Un an plus tard sont signés les Accords de Paris, l’intérêt grandit. Aux États-Unis à Yale et Cornell, en Allemagne à Hambourg, en France à Saclay, plusieurs laboratoires se sont emparés du concept. En quelques années, ils parviennent à produire des modèles de prédiction du stockage de carbone, sésame vers les échanges de crédits.
« Cette technologie génère désormais beaucoup d’enthousiasme et d’investissements », constate aujourd'hui David Beerling, chercheur britannique pionnier de cette technologie. En 2015, ce scientifique de l’université de Sheffield a décroché un important financement philanthropique, pour créer le Leverhulme Centre for Climate Change Mitigation (LC3M), un laboratoire entièrement dédié à l’altération forcée de roche.
Quand la Silicon Valley s’en mêle
De ses travaux et ceux de ses homologues sont rapidement nées plusieurs start-up, au moins onze à travers le monde, principalement dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni, Irlande, Inde, Australie), mais aussi en Allemagne… Elles s’appellent Undo, Lithos Carbon, Eion, InPlanet, Silicate… Parmi les financeurs, des fonds de capital-risque, et des géants de la Tech, qui les alimentent en capitaux ou en crédits carbone.
Ainsi, au printemps 2022, le leader des paiements en ligne Stripe a fondé, avec Alphabet (Google) et Meta (Facebook, Instagram), une nouvelle plateforme dédiée au financement des techniques de stockage de carbone (CDR), appelée Frontier. Selon la presse américaine, le spécialiste de l’altération de roche, Lithos carbon, en est rapidement devenu l’un des principaux fournisseurs grâce à l’épandage de basalte.
Et il y a quelques mois, Microsoft a ajouté l’altération forcée de roche à la liste des techniques de stockage de carbone qu’il soutient. Deux projets sont financés par le géant américain : le principal est porté par les Écossais d’Undo, pour le stockage de 4,7 Gt CO2. Le second projet est celui de l’américain Lithos Carbon pour 0,5 Gt CO2.
Déploiement rapide
Les activités de ces start-up s’étendent déjà sur des milliers d’hectares. « Nous épandons actuellement 30 000 tonnes de basalte par mois, avec un dosage de 6,5 tonnes par hectare et par an, rapporte Jim Mann, fondateur de la start-up Undo. Typiquement, l’épandage moyen s’effectue sur 35 hectares ».
Quant à ses homologues américains de Lithos, ils ont déjà épandu 10 000 tonnes de roche dans le Midwest américain. Selon le LC3M, la start-up de Seattle serait déjà implantée au Mexique, au Japon et en Europe. Collectivement, les ambitions de ces sociétés permettraient déjà de stocker plusieurs millions de tonnes de CO2 durant la prochaine décennie.
C’est l’un des attraits principaux de cette technologie dans la lutte contre le changement climatique : elle n’est pas high-tech, mais au contraire low-tech, et donc rapide à déployer. « Il existe bien sûr d’autres stratégies de stockage de carbone, mais l’altération forcée fait partie de celles qui peuvent être rapidement déployées à grande échelle, argue David Beerling. Nous savons déjà extraire et broyer le basalte, et l’utiliser sur les cultures. »
La France, terrain propice
Derrière cette dynamique, un potentiel important. Selon les estimations de chercheurs de l’université de Sheffield, la technique pourrait séquestrer 25 à 100 Gt de CO2 dans le monde (extraction, broyage et transport compris) sur les cinquante prochaines années. Pour ce faire, il faudrait épandre 40 t/ha/an – soit 2 mm d’épaisseur d’amendement – sur l’ensemble des terres agricoles du globe. Le résultat est séduisant. Rappelons que dans les derniers scénarios du Giec visant à limiter le réchauffement à 1,5°C à 2100, l’ensemble des techniques de séquestration du carbone interviennent à hauteur de 100 à 1 000 Gt de CO2.
Mais les calculs restent à affiner. « Ces estimations restent très incertaines, et les start-up ont parfois tendance à l’oublier », prévient toutefois Daniel Goll, chercheur en biogéochimie à l’université de Paris-Saclay. « On parle de processus très complexes, les modèles utilisés sont basés sur la façon dont les minéraux se dissolvent en laboratoire. Et nous manquons encore beaucoup de données en champ. » Dans une note parue en juin, Microsoft souligne d’ailleurs que les modèles utilisés par les start-up doivent être « calibrés ».
Une chose est sûre, l’efficacité de la technique varie selon les localisations géographiques, agissant plus puissamment dans les milieux humides et chauds. Avec son climat et sa surface agricole, l’Inde est vue comme le pays le plus prometteur. En Europe, l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Irlande sont identifiées comme des terrains propices.
Coûts et risques à maîtriser
D’après les Britanniques, cette technique peut capter autant de CO2 que la voie de la séquestration de carbone organique dans les sols, rendue célèbre par l’initiative 4 pour 1000 soutenue par l’ex-ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll. L’avantage de l’altération du basalte, c’est qu’il serait moins sensible aux effets du réchauffement climatique.
Son défaut : il est plus onéreux. Ses coûts sont estimés à 160-180 dollars par tonne de CO2, soit des niveaux similaires à ceux d’autres techniques de séquestration comme la biomasse (100 à 200 $/tCO2), l’enfouissement de CO2, le biochar (30 à 120 $/tCO2), ou encore la reforestation/renaturation (100 $/tCO2). Mais ils restent dix fois supérieurs à ceux du stockage sous forme organique dans les sols (10 $/tCO2).
Malgré son attrait, la perspective d’un épandage massif dans le monde entier reste vertigineuse. « Une fois que ces roches seront épandues, elles seront impossibles à retirer », prévient Daniel Goll. Dans une étude parue en 2021, des chercheurs de l’université Paris Saclay s’interrogent : quels effets sur l’eutrophisation des systèmes aquatiques, la biodiversité, la biosphère, la pollution du sol, de l’air, de l’eau ? Quels effets sur la santé compte tenu de la finesse de certaines particules, riches en silice ?
L’ensemble des chercheurs interrogés plaide pour des recherches approfondies en champ – et rapides, car le temps est compté, et la technique prometteuse. « Il faut investiguer pour vérifier que les sols, les cultures, ou les eaux de rivières ne sont pas affectées », avertit David Beerling. « C’est un travers de la communauté scientifique, explique Daniel Goll. Elle a toujours tendance à mettre d’abord en avant les aspects positifs d’une technologie. Peu d’études évoquent les risques pour l’instant, et ils sont largement méconnus, par exemple les fuites dans les rivières, l’accumulation de métaux dangereux dans les sols. »
La question agronomique
Le basalte n’est pas un complet inconnu dans le secteur agricole. Des roches apparentées sont utilisées de longue date à petite échelle en Afrique, au Brésil ou en Malaisie pour restaurer des sols dégradés. Des usages existent aussi en France, où il parait peu encadré, classé comme support de culture, et autorisé en agriculture biologique. Extraite notamment dans le Massif central, cette roche est surtout utilisée par les viticulteurs. Mais ce marché agricole reste très modeste au regard de ses usages dans le BTP – une société comme Biovitis en distribue quelques centaines de tonnes par an aux agriculteurs.
Pour des apports ponctuels, le basalte a des vertus agronomiques connues. « Nous avons recours au basalte pour ses effets décompactants, d’aération et de rétention », rapporte Paul Jardin, responsable phytothérapie France chez Biovitis. Sa richesse en magnésium et en potassium est aussi prisée. Plus marginalement, des agriculteurs y recherchent des propriétés paramagnétiques, qui pourraient être favorables aux rendements de certains sols, selon des travaux encore en cours du chercheur du Cirad Olivier Husson.
Sur le terrain, les pratiques sont diverses. Biovitis préconise de 1 à 3 tonnes par hectare. Un conseiller en agronomie, Nicola Fagotto, préférera 5 à 10 t/ha : « Je ne dépasse pas 10 tonnes/ha pour des raisons de coût. » Le prix du basalte est jusqu’ici le frein à des épandages plus importants. Il faut compter 100 euros la tonne de roche, soit 2 200 euros le camion, auquel il faut ajouter des frais de transport qui varient de 500 euros/camion pour la région lyonnaise, à 1 300 euros pour l’Ille-et-Vilaine.
Avec le marché du carbone, cette barrière pourrait être levée – les Écossais d’Undo distribuent gratuitement la roche, et n’envisagent pas de changer de business model. Mais que se passera-t-il si, comme le proposent les start-up, des épandages sont répétés chaque année, sur une longue période ? Les publications sont encore rares.
Des chercheurs de l’université de Cornell (États-Unis) étudient depuis sept ans les effets d’un épandage annuel de 20 tonnes/ha de basalte – soit une couche de 1 mm – sur les rendements, dans différents systèmes de culture. « Nous ne voyons pas encore de résultats négatifs sur les rendements, et nous observons parfois des résultats positifs », rapporte Benjamin Houlton, dont les résultats n’ont toutefois pas encore été publiés.
Attention au pH
Une chose est sûre, tous les sols ne se prêteront pas à l’épandage de basalte, notamment selon leur pH et leurs propriétés pédologiques (voir la carte ci-contre). En France, le chercheur du Cirad Olivier Husson étudie le basalte pour ses propriétés paramagnétiques et de régulation du pH. Il s’interroge sur les quantités annoncées par les promoteurs de l’altération de roche, mettant en avant des risques de « bétonisation » avec des particules très fines de basalte sur des sols très basiques.
Ces risques sont identifiés par les chercheurs de l’université de Cornell. « Le basalte peut accroître la formation de carbonates de calcium minéraux dans les sols, mais c’est peu probable, compte tenu du fait que la majorité des sols agricoles sont acides, avec un pH entre 4 et 7, répond Benjamin Houlton. Pour devenir un problème, le pH doit atteindre huit ou plus. » Pour prévenir ces risques, des tests sont effectués avant chaque épandage, assure Jim Mann, chez Undo.
Pour le pionnier David Beerling, la principale barrière au déploiement de cette technologie sera l’extraction du basalte, un matériau actuellement destiné à l’industrie du BTP. Selon des chercheurs de Paris-Saclay, la demande agricole induirait, à travers le monde, un regain d’emploi dans le secteur minier, touché par des surcapacités notamment dans le charbon. Mais si les mines de basalte existantes venaient à ne pas suffire, de nouvelles devront être construites. « Et les sensibilités locales devront être entendues », prévoit le Britannique.
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Altération de roche : des volumes de roches colossaux
Les publications sur l’altération de roche nous font parfois perdre nos repères. Rappelons quelques chiffres : épandre 10 à 30 tonnes de basalte par hectare revient à couvrir le sol de poudre sur une épaisseur de 0,5 à 1,5 mm. Selon les estimations de l’université de Sheffield, appliquer ce traitement sur les 900 millions d’hectares des terres les plus fertiles au monde mobiliserait 9 à 27 pétagrammes (milliards de tonnes) de roche par an. Des niveaux comparables à ceux qu’utilisent l’industrie mondiale du ciment (7 pétagrammes/an) ou plus largement du BTP (50 pétagrammes).
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Après le basalte, de premiers essais avec le béton
Au-delà du basalte et des roches volcaniques apparentées, accessibles à l’état naturel, les chercheurs ont identifié de nombreux matériaux dérivés des activités humaines, dont les propriétés permettent le stockage de CO2 par broyage et épandage. Des coproduits des industries du ciment et de l’acier, mais aussi du sucre de canne, sont visés. Au total 7 à 17 pétagrammes par an seraient ainsi disponibles. Une start-up irlandaise s’intéresse notamment un matériau très familier : le béton. Intitulée Silicate carbon, la société prévoit de récupérer les surplus de chantier, pour les broyer et les épandre sur des terres agricoles. Selon l’Irish Times, elle mène ses premiers essais en exploitation, et espère se lancer commercialement en 2026.
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L’olivine, une piste qui se transforme en impasse
En matière de lutte contre le changement climatique, il faut souvent ménager ses espoirs. Ces dernières années, de nombreuses recherches dans le domaine de l’altération de roche ont porté sur l’olivine. Déjà exploité dans de nombreuses mines, le minéral vert s’altère très rapidement sur des sols acides, et stocke le carbone de manière très efficace. Plusieurs sociétés ont réfléchi à l’épandre massivement sur les forêts, les océans ou des plages. Mais selon l’université de Sheffield, les roches riches en olivine contiennent également de fortes concentrations de chrome ou de nickel. Et un épandage massif « introduirait des métaux dangereux dans la chaîne alimentaire et dans l’environnement », selon les chercheurs. La piste semble finalement moins prometteuse qu’annoncé.