Lobbying et agriculture : qui sont les acteurs les plus influents
Agra Presse a réalisé une analyse inédite du lobbying dans le secteur agricole, sur la base des chiffres de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui recensent depuis 2017 tous les représentants d’intérêts et leurs actions. Nos résultats montrent que l’agriculture est l’un des secteurs les plus actifs, dans lequel la FNSEA et l’ensemble de ses fédérations départementales demeurent la principale force. L’exercice dévoile également les noms des principaux cabinets de conseil spécialisés dans l’agriculture, et relativise la puissance du «lobby bio», compte tenu des moyens limités déployés par les organisations soutenant l’agriculture biologique.
« Il y a une relation culturellement très forte entre le secteur agricole et les politiques », résume Violette Soriano, directrice conseil chez Séance publique, le cabinet de lobbying qui accompagne les betteraviers de la CGB. Avec près de 7 014 activités déclarées depuis 2017, l’agriculture serait même, juste derrière la santé, le deuxième secteur le plus fréquemment mentionné dans le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Une instance issue de la loi Sapin de 2016, auprès de laquelle doit se déclarer toute personne tentant d’influencer la décision publique, notamment « le contenu d’une loi ou d’un acte réglementaire ». Qu’il s’agisse d’entrer en communication avec un représentant du gouvernement, un parlementaire, ou l’administration.
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Les lobbyistes interrogés ne sont pas surpris de l’importance de l’agriculture dans cette base. « Comme la santé, le secteur agricole est très réglementé », appuie Laurent Lotteau, p.-d.g. du cabinet Rivington, qui conseille Phyteis (ex-UIPP), BASF ou Casino. Et pour participer à l’élaboration des politiques européennes comme des normes environnementales, la défense des intérêts agricoles est devenue au fil du temps « très structurée », ajoute Fred Guillo, directeur Affaires Publiques chez Edelman et cofondateur de Smart Lobbying, une entreprise proposant des outils d’analyse de la base HATVP.
Pour évaluer les moyens mobilisés pour le lobbying agricole, nous avons analysé en détail les données de la HATVP. Nos chiffres comportent plusieurs limites, en raison de nos choix de calcul, ou de biais des déclarations elles-mêmes. Mais ils soulignent bien quelles sont les organisations les plus actives, et quels types de décideurs elles ciblent. Confirmant la puissance des FDSEA et de la FNSEA, ils montrent aussi, à l’inverse, les moyens limités des ONG ou de la filière bio. Ils permettent enfin de dévoiler les dossiers du quinquennat passé qui ont fait l’objet des plus âpres batailles, alors que le gouvernement comme l’Assemblée s’apprêtent à être renouvelés.
Les syndicats à l’assaut du Parlement
Selon la base de la HATVP, les syndicats ont été les structures les plus actives en 2021, avec près de 43 % des 1 500 activités recensées dans le secteur agricole. Une « activité » est définie par la HATVP comme un ensemble de communications des lobbyistes à l’attention d’un décideur public, en vue d’un objectif précis sur un texte, comme « Supprimer la proposition de redevance sur les engrais » (Jeunes Agriculteurs). Et si les syndicats sont particulièrement actifs, les associations et fondations ne sont, en revanche, à l’origine que de 11 % des activités, tout comme les cabinets de conseil et les avocats.
Ces actions cibleraient en priorité les parlementaires, avec près de 500 activités en 2021 menées exclusivement auprès du Sénat ou de l’Assemblée nationale. La seconde stratégie la plus courante consisterait à solliciter à la fois le gouvernement et les parlementaires. Dans ce cas, et même si les textes agricoles peuvent concerner aussi Bercy ou le ministère de la Transition écologique (MTE), « le ministère de l’Agriculture reste la première porte d’entrée », confirme Pierre Degonde, directeur chez Euralia, le lobbyiste d’Interchanvre et des Mousquetaires. Un phénomène qui s’est même amplifié, poursuit-il, depuis que la réduction de la taille des cabinets ministériels limite le nombre de conseillers agricoles en dehors de la rue de Varenne. Autre facteur : l’effacement du MTE, « particulièrement absent des sujets agricoles » durant le mandat qui vient de se terminer selon Laurent Lotteau.
Or, ces équilibres sont loin d’être anodins. Notamment pour des acteurs comme FNE, qui sont « des alliés objectifs du ministère de la Transition écologique », comme le reconnaît Bénédicte Hermelin, directrice générale de la fédération d’associations. Ou même pour les producteurs bio de la Fnab qui « ont toujours eu les portes ouvertes au MTE », confie Philippe Camburet, le président du syndicat. Autant de raisons pour lesquelles son organisation a toujours été « attentive aux hypothèses de réorganisation qui viseraient à répartir les sujets agricoles entre les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement, ou de la Santé ».
La FNSEA, l’éléphant avec lequel il faut compter
D’après nos résultats, la FNSEA reste le poids lourd du lobbying agricole (voir notre fichier), avec au moins 600 000 euros de budget dédié au lobbying en moyenne depuis 2017, pour environ 70 actions annuelles menées par une équipe de huit représentants d’intérêt déclarés. « Une reconnaissance de l’expertise de la maison », se félicite-t-on rue de la Baume. Le siège de la FNSEA se voit devancé par deux forces : les antennes départementales et régionales du syndicat (les FDSEA et FRSEA), ainsi que celles de Jeunes agriculteurs (les CDJA). Toutes fédérations locales prises ensemble, ces structures mobiliseraient au moins 820 000 et 680 000 euros annuels respectivement, pour environ 406 et 325 actions par an.
La rue de la Baume affirme n’avoir « aucun contrôle politique » sur ses fédérations locales, et encore moins sur celles de Jeunes Agriculteurs. « Les départements d’élevage et de grandes cultures peuvent parfois porter des positions différentes », illustre-t-on à la FDSEA de l’Eure. Mais le syndicalisme majoritaire possède encore d’autres alliés avec ses associations spécialisées comme l’AGPB (céréaliers, 4 lobbyistes déclarés, 90 000 euros de budget), la CGB (betteraviers, 18 lobbyistes déclarés, 140 000 euros de budget), ou encore l’AGPM (4 lobbyistes déclarés, 30 000 euros de budget annuel).
Le lobbying du siège du syndicat majoritaire, comme celui de ses fédérations locales, est assuré en interne. « La FNSEA n’a besoin de l’aide de personne pour être reçue », sourit Laurent Lotteau (Rivington). Selon les acteurs interrogés, la « cogestion » avec le ministère de l’Agriculture serait ainsi loin d’être terminée. Elle se serait même « intensifiée » durant le quinquennat, et notamment après l’arrivée de Julien Denormandie, à en croire Pierre Degonde (Euralia). Loin de critiquer cette proximité, le lobbyiste juge que face à la « légitimité » et à « l’expertise » de la FNSEA sur les sujets agricoles, « il n’y a pas lieu de contester son poids dans la décision publique ». Euralia, comme beaucoup d’autres lobbyistes et organisations, en a même pris son parti, en considérant le syndicat majoritaire comme « un acteur avec lequel il faut s’entendre en amont pour déminer les textes ».
La Confédération paysanne a en revanche de son côté l’impression de faire face à un « mur », confie Nicolas Girod, porte-parole du syndicat. L’aide aux 52 premiers hectares obtenue dans la Pac 2014-2022, l’une des dernières grandes victoires de la Conf’ selon lui, a été ainsi arrachée grâce à des « dissensus » au sein de la FNSEA. « Mais dès qu’il y a un consensus chez eux, notre voix a du mal à porter », déplore le syndicaliste. De même, reconnaît Philippe Camburet (Fnab), le crédit d’impôt pour le bio n’a pu être augmenté dans le PLF 2022 que parce qu’il « s’insérait dans les exigences de la FNSEA ».
Un « lobby bio » aux moyens limités
Loin de la puissance de la FNSEA, nos chiffres dévoilent aussi la faiblesse des moyens de l’agriculture biologique. À eux trois, Biocoop (distributeur), la Fnab (producteur) et le Synabio (industriels et distributeurs) totalisent environ 125 000 euros de moyens annuels, finançant environ huit postes de lobbyistes, pour six actions en moyenne. Des efforts d’influence approchant ceux de l’AIBS (betteraviers) ou du chimiste Bayer, loin de ceux du syndicalisme majoritaire. « Celles et ceux qui ont propagé le mythe d’un lobby bio vont devoir revoir leur copie », réagit Philippe Camburet, président de la Fnab.
Les moyens des ONG, qui sont loin de se consacrer exclusivement au bio, apparaissent eux aussi limités. Avec respectivement 8 et 7 activités par an, le WWF et L214 seraient les associations les plus actives, quand FNE (voir notre encadré) et la Fondation pour la Nature et pour l’Homme seraient les plus dépensières, avec 250 000 et 120 000 euros de moyens annuels minimaux estimés pour leurs activités agricoles. Autant d’organisations dont le travail « est devenu très professionnel, très scientifique », salue Laurent Lotteau (Rivington).
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Mais leur voix pèse toujours peu dans les cabinets des ministres ou à l’Assemblée face à la menace d’une mobilisation agricole ou au spectre de la désindustrialisation, rapportent les experts interrogés. C’est ainsi en mettant en avant les emplois dans leur filière, que les betteraviers ont obtenu la dérogation sur l’utilisation des néonicotinoïdes à laquelle tant d’ONG s’étaient opposées. « Les élus locaux savent ce que c’est que d’avoir une sucrerie sur le territoire, c’est un argument massue », appuie Nicolas Rialland, directeur des affaires publiques de la CGB. De même, si certains rechignent parfois à Paris à recevoir les fabricants de pesticides, la perspective du maintien d’une usine parviendrait à convaincre localement.
Les ONG mènent la bataille sur d’autres fronts. En amont de la décision politique, Greenpeace et L214 séduisent l’opinion publique, en misant sur des campagnes et actions chocs. D’autres préfèrent recourir à ce que les lobbyistes appellent la « porte étroite » : le juridique. Avec la simplification des saisines, Générations Futures ou FNE multiplient désormais les recours devant le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’Etat, comme l’illustrent les victoires remportées sur le sulfoxaflor ou les zones de non-traitement. Autant de leviers qui, comme les campagnes de promotion menées par les interprofessions, ne sont aujourd’hui pas recensés dans la HATVP.
Un quinquennat en deux temps
Dans la base de données de la HATVP, les pesticides au sens large (comprenant glyphosate, ZNT, néonicotinoïdes,…) sont le dossier le plus fréquemment cité. Un champ très réglementé et politiquement sensible dans lequel les fabricants ne ménagent pas leurs efforts. Pris ensemble, Phyteis (ex-UIPP), Dow, Syngenta et Bayer dépenseraient au moins 475 000 euros par an, pour une vingtaine d’actions annuelles et une dizaine de lobbyistes environ. Dans le secteur, le recours aux cabinets de lobbying serait la norme : alors que Bayer a fait confiance à Boury-Tallon, l’UIPP BASF et Dow travaillent avec Rivington (voir notre encadré).
Juste derrière les pesticides, Egalim est le second sujet le plus présent dans la base. Le dossier est d’ailleurs emblématique du changement d’équilibre politique en cours de quinquennat. Sur le texte Egalim 1, les ONG ont notamment obtenu la création des zones de non-traitement, l’expérimentation sur le menu végétarien, et ont également failli arracher l’interdiction du glyphosate, cette mesure portée par le candidat à la présidentielle Emmanuel Macron. Mais en seconde partie de quinquennat – après le coronavirus, le départ d’Audrey Bouroulleau de l’Elysée, et l’arrivée de Julien Denormandie rue de Varenne – la sensibilité du gouvernement semble avoir évolué.
À la Confédération paysanne, Nicolas Girod n’hésite pas à parler de « l’enclenchement d’une politique FNSEA-compatible », illustrée notamment par le Plan stratégique national, la déclinaison française de la prochaine Pac. Un dossier crucial sur lequel la Conf comme certaines ONG reconnaissent un « échec », dont elles ont tiré les leçons. Au mois de juin, une nouvelle plateforme devrait donc voir le jour sur les cendres de l’ancienne plateforme Pour une Autre Pac afin de peser sur l’ensemble des dossiers agricoles et alimentaires auprès du nouveau gouvernement et de sa majorité.
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Les principaux cabinets de lobbying du secteur agricole
D’après les données de la base HATVP, cinq cabinets parisiens se partageraient la plupart des clients du secteur agricole, principalement des fabricants de pesticides, des distributeurs, ou des betteraviers. Avec une vingtaine d’actions annuelles pour 200 000 euros de budget environ, Séance publique ainsi compte parmi ses clients les betteraviers de l’AIBS et de la CGB, Système U ainsi que les Banques alimentaires. Fondé en 2001 par Capucine Fandre, Séance publique a également travaillé par le passé pour Interfel. Cofondé par un ami de longue date de François Hollande, Paul Boury, le cabinet Boury-Tallon accompagne de son côté Bayer ou Carrefour, pour un montant d’environ 300 000 euros et une quinzaine d’activités annuelles. Juste derrière, le cabinet Rivington, créé par l’ancien salarié de Boury-Tallon Laurent Lotteau, mobiliserait environ 140 000 euros annuels et deux lobbyistes pour accompagner Phyteis (ex-UIPP) et plusieurs fabricants de pesticides. Avec onze actions annuelles pour 30 000 euros de budget environ, Euralia France représente Interchanvre et les Mousquetaire, avec la spécificité d’intervenir à la fois au niveau national et européen. Com’Publics, enfin, mènerait une dizaine d’activités chaque année, avec de nombreux clients agricoles participant à ses clubs visant à organiser du lobbying mutualisé.