« Le blé russe ne menace pas la sécurité alimentaire mondiale »
À l’occasion de la Journée mondiale contre la faim, le 15 juin, Nicolas Bricas, socioéconomiste au Cirad et titulaire de la chaire Unesco Alimentations du monde, revient sur les conséquences sociales et politiques du Covid et de la guerre en Ukraine. Il bat en brèche le concept d'« arme alimentaire » russe, dans un contexte de surproduction calorique mondiale.
Comment a évolué la faim dans le monde ces dernières décennies ?
Depuis qu’elle est mesurée, à partir des années soixante, la faim a constamment diminué dans le monde, mais trop lentement. Il y a une dizaine d’années, il restait encore 700 millions de personnes souffrant de sous-alimentation. Malheureusement, depuis sept ans, on observe une stabilisation, et depuis la crise de la Covid, une remontée. C’est un changement de tendance historique.
Cette évolution s’explique d’abord par une augmentation des migrations de réfugiés liées aux crises climatiques et aux conflits. De plus, des accidents climatiques affectent des moyens de production générant de l’insécurité alimentaire. C’est le cas par exemple de la sécheresse en Éthiopie, ou des précipitations monstrueuses au Pakistan lors de la dernière mousson, qui ont anéanti une grande partie des capacités de production agricole du pays.
Dernièrement, le Covid, et les confinements qui ont pu être imposés à travers le monde, ont fortement contraint les activités économiques, notamment le commerce informel. On a observé une baisse du pouvoir d’achat des populations concernées, induisant une augmentation de la sous-alimentation.
Quel a été l’effet de la guerre en Ukraine sur la faim dans le monde ?
On a beaucoup parlé de l’augmentation des prix alimentaires, mais il ne faut pas oublier qu’elle avait commencé un an auparavant, avec la relance économique post-Covid. La demande énergétique avait augmenté, ce qui a fait grimper les prix alimentaires, car les systèmes alimentaires sont très dépendants de l’énergie fossile.
Avec la guerre en Ukraine viennent l’arrêt des exportations ukrainiennes de maïs, de blé, d’engrais azotés, et la limitation des exportations russes. Cela a fait monter les prix de ces denrées ; comme elles étaient prévisibles, elles ont été utilisées par les spéculateurs pour investir et bénéficier de la tendance haussière, ce qui a renforcé encore la flambée.
On a beaucoup crié à la famine en Afrique, mais quand on regarde de près, il y a certes quelques pays très consommateurs de blé, comme l’Égypte, la Tunisie, le Maroc, le Yémen, la Mauritanie. Mais le reste de l’Afrique consomme assez peu de blé. Quelques grandes villes, comme Dakar ou Abidjan, en consomment, mais ce n’est pas leur base alimentaire. Ces pays consomment plutôt du riz, du maïs, du manioc, etc. À part la Mauritanie, l’Afrique subsaharienne n’a que peu souffert de l’augmentation du prix du blé. Les baguettes étaient moins grandes, mais ça ne s’est pas traduit sur la ration alimentaire.
On voyait récemment Vladimir Poutine discuter céréales avec le chef de la junte malienne. Est-ce de l’esbroufe ?
Le Mali importe certes du blé et Bamako mange un peu de pain, mais ce n’est absolument pas la base alimentaire. Cela reste néanmoins une façon pour Poutine de se faire des alliés. Il n’est pas exclu qu’ils parlent, tous les deux, de maïs pour l’alimentation des volailles. Cela peut intéresser certains pays d’Afrique subsaharienne.
Par contre, l’Égypte, le Maroc, la Tunisie, qui ont peu de capacités d’exportations de produits pétroliers, au contraire de l’Algérie, souffrent d’une augmentation du prix du blé. C’est leur base alimentaire.
Pensez-vous que Poutine détient une « arme alimentaire », comme on l’entend souvent ? Un an après le début de la guerre, la production ukrainienne est réduite de moitié, pourtant les prix du blé sont à 230 €/t...
Son intérêt est de le dire pour renforcer son image de puissance. Mais, à nouveau, la capacité d’exportation de blé de la Russie ne menace pas la sécurité alimentaire de la planète. 40 % de la production mondiale de céréales est destinée à l’alimentation animale. Il y a de la marge de manœuvre pour nourrir les humains en réduisant cet usage, surtout dans les pays qui surconsomment des produits animaux.
Peut-on comparer les effets politiques de cette crise avec ceux de 2007-2008 ?
Personne n’avait vraiment vu venir la crise de 2007-2008. On a eu une conjonction de petits accidents climatiques dans certains pays, une demande soutenue en agrocarburants, peu de stocks. Les prix ont commencé à monter, on a eu un mouvement spéculatif, des pays qui ont pris peur, ce qui a conduit à une flambée des prix du blé, du riz, des huiles, et des produits laitiers. Cela a beaucoup plus affecté l’Afrique que la guerre en Ukraine. Durant cette crise, il n’y a pas eu de flambée du riz par exemple. Cela a moins affecté les pays africains consommateurs de riz.
Politiquement, en 2007-2008, les conséquences politiques ont été fortes. Cela a remis l’agriculture et l’alimentation au sommet de l’agenda politique, le monde a réinvesti dans l’agriculture. En 2021, les conséquences politiques ont été différentes. Cela a servi à certains acteurs politiques à dire : « On ne peut pas continuer d’être aussi attentifs à l’environnement qu’on nous le demande, sinon on va affamer la planète ».
La crise a été un prétexte pour essayer de ralentir les velléités de verdissement de l’agriculture, c’est ce qui a bloqué l’avancée de Farm to Fork. On a vu un ministre de l’Agriculture français proposer que toutes les friches à finalité écologiques soient remises en culture, sous le prétexte de ne pas affamer le monde.
Avec l’urbanisation, les paysans sont-ils toujours les premières victimes de la faim ?
Il est toujours vrai que les paysans sont les plus pauvres. Parce que les prix ne sont pas rémunérateurs, que les rapports de force dans les systèmes alimentaires ne sont pas en leur faveur. Il y a aussi de l’insécurité alimentaire en milieu urbain, mais moins de sous-nutrition, c’est-à-dire de gens qui n’arrivent pas à manger. Par contre, on y trouve de l’alimentation trop peu diversifiée, faute de pouvoir d’achat. On observe des carences en micronutriments qui provoquent des retards de croissance et une diminution des capacités physiques et intellectuelles.
Nous observons un phénomène propre aux villes qui est une surconsommation de gras, de sucre et de sels, qui se traduit par de l’obésité. Nous observons ainsi des situations d’obésité associées à des carences en micronutriments. Cela complique la gestion de la sécurité alimentaire ; figurez-vous que le taux d’obésité au Maghreb et au Moyen-Orient est équivalent à celui de l’Amérique du Nord.
Il faut dire que les politiques publiques ont beaucoup mis l’accent sur l’augmentation de la production calorique, les céréales, le riz, le blé, le maïs. La situation pouvait se justifier jusque dans les années quatre-vingt, dans une situation où la planète manquait un peu de production énergétique pour l’alimentation. Malheureusement, nous avons un peu négligé les autres produits.
Comment ont évolué les politiques publiques contre la faim ces dernières années ?
Longtemps, on a considéré que lutter contre la faim dans le monde, c’était produire plus de céréales. À partir des années quatre-vingt, la planète est surproductrice de calories par rapport à ses besoins, et on commence à se rendre compte, avec l’économiste Amartya Sen, que l’insécurité alimentaire n’est pas seulement un problème de disponibilité, mais aussi d’accès, à la terre ou au pouvoir d’achat. Cela a renversé la vision de la question : l’enjeu est devenu la lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Mais la crise de 2008 a opéré un retour en arrière. Elle a réveillé les défenseurs de la machine agricole, qui ont dit : « Si on a une crise, c’est parce que l’on a abandonné les soutiens à l’agriculture et c’est la pénurie mondiale ».
En 2021, des centaines de scientifiques ont plaidé pour baisser la consommation, via les biocarburants ou la viande, et non pas augmenter la production. Pourquoi n’ont-ils pas été entendus ?
Les acteurs du monde agricole, embarqués dans un modèle de production industrielle, contrariés par les demandes de verdissement, que ce soit en matière climatique ou de biodiversité, ont utilisé ce prétexte des flambées de prix pour dire : s’il y a flambée de prix, c’est qu’il n’y a pas assez de production, il faut mettre entre parenthèses les préoccupations environnementales.
Ces acteurs sont puissants dans la négociation, à Bruxelles ou en France. La FNSEA a plus de puissance que tous les scientifiques qui travaillent sur l’agriculture réunis, qui alertent depuis des décennies sur les grands dangers de l’effondrement de la biodiversité et ont du mal à se faire entendre. Tout le monde a compris qu’il faut changer ; l’enjeu, c’est la négociation sur la vitesse de ce changement. Le monde agro-industriel demande du temps, et le monde scientifique dit qu’il y a urgence.
Le climat dérive, la faim regagne du terrain, et depuis 2007-2008, rien de significatif ne semble avoir avancé pour éviter le pire, ni sur la transparence des stocks mondiaux, malgré l’initiative Amis, ni sur la régulation, par le stockage ou le plafonnement des certains produits gourmands en calories (biocarburants, viande)…
Il y a bien eu des propositions de dire : « Puisque l’on va entrer dans une période de plus grande fluctuation, on a besoin de stocks de sécurité ». Mais nous sommes passés dans un monde de flux tendus rétif aux stocks. L’économie agricole a été libéralisée. Et cette vision rejette la constitution de stocks, car elle est considérée comme un soutien des prix. C’est notamment là-dessus que l’OMC s’est bloquée après que l’Inde a insisté pour préserver ses stocks.
Revenir à cette idée semble une révolution mentale pour beaucoup de pays. Mais avec la guerre en Ukraine et le changement climatique, je sens que nombre d’entre eux commencent à nouveau à en comprendre l’intérêt ; et l’OMC ne semble plus assez puissante pour empêcher la constitution du stock. En Afrique de l’Ouest, on discute d’une réserve régionale mobilisable en cas de crise. Les choses bougent, même si c’est encore trop lentement. De même sur les agrocarburants : la proposition de réduire leur production quand les prix sont trop élevés pour privilégier l’alimentation ne progresse pas.
Pour la viande, on voit également qu’il y a une difficulté à ralentir. En France, la tendance à la baisse ralentit ces dernières années. L’augmentation de la consommation de viande blanche compense celle de viande rouge. Or les consommations sont bien au-delà des besoins nutritionnels. La viande est devenue un produit bon marché que beaucoup de gens consomment tous les jours. C’est ainsi qu’en France on est en surconsommation de protéines par rapport à nos besoins. Ce qui veut dire qu’on peut réduire la consommation de viande sans risquer des carences nutritionnelles.
Une tendance à noter est que l’alimentation dans les villes est plus diversifiée qu’en zone rurale. Dans un pays comme le Nigéria par exemple, l’alimentation de base peut alterner entre maïs, manioc, riz, igname, niébé, sorgho, plantain. Les consommateurs ne sont pas exclusivement dépendants d’un produit. La diversification alimentaire a un intérêt en termes de résilience. Cela commence à être compris dans la tête des politiques.
Vous dites que la lutte contre la faim passe désormais par la lutte contre la pauvreté. Qu’est-ce qui bloque aujourd’hui, les techniques ou la volonté ?
On n’en a pas encore fait une priorité. Il y a un cas intéressant à avoir en mémoire, c’est le Brésil. Dans les années quatre-vingt, la ville de Belo Horizonte se dote d’un maire du parti des travailleurs, qui décide dans son mandat de supprimer la faim de sa ville. Il mène une politique ambitieuse, qui va mobiliser tous les services de la municipalité, et se traduire par la mise en place de filets de sécurité, de cantines populaires à prix réduits pour les gens qui ont un faible pouvoir d’achat, et d’un gros programme de cantines scolaires. En quelques années, le nombre de gens en situation d’insécurité alimentaire s’effondre.
Quand Lula arrive au pouvoir, il réplique cette politique au niveau national, avec le même nom : Faim zéro. De la même façon, il met en place un système de gouvernance intersectorielle, qui rend des comptes au président, qui en fait une affaire personnelle. Sur les deux mandats de Lula, le pays sort de la carte du Monde des pays touchés par la faim. Il fait la preuve qu’avec une forte volonté politique, avec une inscription dans la Constitution du droit à l’alimentation, avec l’obligation de tous les ministères de rendre des comptes, il y arrive. Parce qu’il y avait été confronté étant jeune, Lula y était particulièrement attaché.
« Depuis sept ans, une stabilisation de la faim, et depuis le Covid, une remontée »
« La crise a été un prétexte pour essayer de ralentir les velléités de verdissement »
« En Afrique de l’Ouest, on discute d’une réserve régionale mobilisable en cas de crise »
En Afrique, en Asie, des agriculteurs qui s’intoxiquent massivement aux pesticides
Dans son ouvrage « Une écologie de l’alimentation » paru en 2021 (éditions Quae), Nicolas Bricas pointe du doigt l’intoxication massive des agriculteurs dans les pays aux réglementations moins strictes sur l’usage des pesticides. « Les intoxications de paysans ont explosé avec plusieurs centaines de millions de gens touchés, explique-t-il à Agra Presse. Selon une étude de l'ONG Pan parue en 2020, 385 millions de personnes sont victimes chaque année d’intoxications aiguës aux pesticides, entraînant 11 000 décès. Cela représente 44 % des agriculteurs dans le monde, dont la plus grande part en Asie du sud-est et du sud-ouest, ainsi qu’en Afrique de l’est. « Pour les consommateurs, on commence à sentir l’apparition de nouvelles pathologies que l’on connaît chez nous. Les contrôles publics sont moins stricts. Les consommateurs s’empoisonnent à petit feu à cause des pesticides et des plastiques. »