Légumes : le retour du désherbage manuel
Il n’est plus l’apanage du bio. Face au manque de solutions chimiques en agriculture conventionnelle, de plus en plus de producteurs de légumes en plein champ (carottes, mâches, haricots, poireaux…) n’ont plus d’autres choix que de recourir à une main-d’œuvre manuelle pour désherber les parcelles. Très coûteux, le phénomène inquiète particulièrement dans un contexte de difficultés prégnantes de recrutement de salariés et de distorsions de concurrence sur certaines molécules. Très attendues, les nouvelles technologies de désherbage (mécanique, électrique, laser…) doivent encore être affinées avant de prendre massivement le relais.
Encore impensable il y a dix ans, le désherbage manuel est devenu une pratique courante, voire systématisée pour certaines productions de légumes. À l’image de la carotte ou de la mâche, les cultures semées avec peu d’espacement sur le rang sont les plus touchées. En cause, les retraits de plus en plus nombreux de matières actives. « Depuis 2018, plusieurs produits ont été réévalués et reclassés. Malheureusement, les cultures légumières sont concernées par de nombreux usages orphelins », – c’est-à-dire sans solution chimique de remplacement –, rappelle Cyril Pogu, élu au sein de la Fédération des maraîchers nantais et vice-président de Légumes de France.
Très coûteux pour les producteurs, le recours accru à la main-d’œuvre les inquiète d’autant plus qu’ils rencontrent déjà des difficultés de recrutement. « Je pourrais créer des postes à temps plein sur mon exploitation. Mais je mets quoi comme intitulé ? Désherbage ? C’est socialement dégradant », s’interroge Cyril Pogu.
Des dizaines d’heures par hectare
Dans le bassin Sud-Ouest, première région productrice française de carotte, le désherbage manuel était inexistant jusqu’il y a cinq ans. Aujourd’hui les producteurs disent pouvoir embaucher une équipe sur la presque totalité de l’année uniquement sur cette tâche. « Chez nous, il y a toujours eu un peu de désherbage manuel, mais pas de cette ampleur. Sur mon exploitation, nous sommes à 70h/ha en moyenne. Je suis incapable de le revaloriser dans mon prix de vente », rapporte Philippe Jean, producteur de carottes de Créances en Normandie.
En 2021, l’AOPn Carottes de France a chiffré le temps qu’a nécessité le désherbage manuel chez ses adhérents. « Pour cette campagne, qui n’a pas été particulièrement propice au développement des adventices, ce sont 1400 ha qui ont été désherbés manuellement, soit 30 % des surfaces des adhérents de l’AOPn », détaille Emilie Casteil, chargé de mission chez Carottes de France et Asperges de France. La moyenne de temps passé sur cette tâche s’élève à 77h/ha pour le bassin normand et 33h/ha en Nouvelle Aquitaine, pour un total de 61 000 heures à l’échelle nationale. Soit un surcoût pour les adhérents de l’AOPn de 1,2 million d’euros. « Pour les cultures de carotte primeur, ce chiffre peut monter à 100h/ha sur certaines parcelles très sales », précise Corentin Château, référent carotte au sein de la station d’expérimentation Invenio dans le Sud-Ouest.
Le salissement des parcelles de carotte a également un impact indirect sur la rotation à suivre, notamment le développement de datura toxique dans les parcelles de haricot. « Toute la plante est toxique, les tiges, les feuilles, les graines et même le jus. Un bout de tige peut ressembler à un haricot. S’il est mal trié, il peut ensuite macérer des mois dans une conserve », souligne Olivier Favaron, ingénieur régional Sud-Ouest pour l’Unilet. Selon les remontées d’un opérateur régional, le haricot conventionnel nécessite entre 0,4 et 1h/ha de désherbage manuel pour retirer le datura une semaine avant la récolte. « Ce sont des pratiques que nous connaissions en bio, mais pas en conventionnel. Aujourd’hui 80 % des parcelles nécessitent un passage en manuel, même rapide », précise-t-il.
Sur le bassin nantais, le désherbage manuel est devenu obligatoire pour assurer la production de mâche depuis le retrait du métam-sodium il y a trois ans. Sur son exploitation, Cyril Pogu évalue à 60h/ha en moyenne le temps passé pour le désherbage manuel, toutes cultures confondues. De son côté, la Fédération des maraîchers nantais donne une fourchette de 40 à 60 h/ha pour le désherbage manuel de la mâche et des jeunes pousses de laitue, épinard ou roquette. « Récemment, j’ai une parcelle qui a nécessité 3h à 10 personnes sur 0,5 ha de mâche pour sauver 3 000 kg », affirme le vice-président de Légumes de France. Et ce n’est parfois pas suffisant : « Il y a des limites à ce système. Au-delà de 15 adventices/m² ce n’est pas gérable, la culture est détruite », assure-t-il.
Pas seulement les cultures semées
Bien que plus facile à désherber mécaniquement, les cultures plantées ne sont pas exemptes de désherbage manuel. « En poireau, ce n’est pas systématique. Cela dépend des régions et des conditions climatiques. Mais parfois les producteurs n’ont plus le choix d’intervenir. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des gens désherber du poireau à la main, alors que c’était très peu le cas il y a quelques années », retrace Patrick Groualle, le directeur de l’AOPn Poireau de France. Sur son terroir sableux spécifique de Normandie, Philippe Jean estime un besoin de 20h/ha sur ses parcelles de poireau. « Il y a cinq ans, il n’y avait pas besoin de passer en manuel sur cette culture », se souvient le producteur.
Le constat est le même en salade. Pour cette production, il existe aujourd’hui des outils permettant de désherber mécaniquement le rang. « Mais cela implique de ne pas irriguer ensuite pour assécher les adventices décollées. En période humide, ça ne fonctionne pas », rappelle Cyril Pogu. Sur son exploitation bretonne, Marc Kéranguéven explique faire un passage manuel dans 80 % de ses 15 ha de laitues chaque année. « Il faut compter cinq personnes sur une demi-journée pour désherber 0,5 ha » précise le président de Prince de Bretagne.
D’autres cultures, à l’image de l’asperge, n’ont besoin de désherbage manuel qu’à certains stades de développement. « Les jeunes aspergerais nécessite entre 20 et 70h/ha. C’est une pratique qui s’est accentuée sur les dernières années », souligne Émilie Casteil. Mais à terme les aspergerais plus anciennes pourraient également être concernées. « Il n’existe plus qu’un anti-graminée homologué et certains producteurs commencent déjà à observer des résistances », s’inquiète la chargée de mission d’Asperges de France.
La situation se dégrade
Face au manque de solutions chimiques et malgré le recours au désherbage manuel, les producteurs constatent chaque année un salissement de plus en plus important des parcelles, en lien avec une augmentation du stock de graine d’adventice. « Entre la perte de matière active sur l’ensemble de la rotation, y compris en céréale, et le salissement général, il faut s’attendre à ce qu’il y ait de plus en plus de problèmes d’enherbement », prévient Emilie Casteil.
Le désherbage manuel risque donc de se systématiser dans les années à venir pour contrer les conséquences de l’enherbement des parcelles. La première d’entre elles étant la baisse de rendement. « Au niveau des adhérents de Carottes de France, malgré le désherbage manuel, nous estimons que 1 000 ha ont été touchés par une baisse de rendement évaluée en moyenne à 7t/ha en 2021. Soit une perte globale de 4 millions d’euros », chiffre-t-elle. Sur le bassin nantais, Cyril Pogu évalue, lui, une diminution d’un quart de la production de mâche locale. « Nous perdons nos parts de marché allemandes au profit des Italiens qui utilisent les mêmes outils chimiques que nous il y a dix ans. Nous avons perdu 10 000 t sur les 40 000 t annuelles que nous produisions, alors que les Italiens sont dynamiques, avec une production de 30 000 t », chiffre le producteur.
Le salissement des parcelles touche également la qualité des productions. « Si le séneçon passe à travers la salade, c’est tout le lot qui est refusé, » souligne Marc Kéranguéven. En carotte, c’est la récolte qui peut être compromise si les adventices trop développées bourrent les machines.
Pour trouver une alternative à ces impasses techniques, les espoirs se tournent vers les nouvelles technologies de désherbage mécanique. « Avec le temps, nous arriverons à nous passer de la chimie de synthèse grâce au développement des technologies numériques et mécaniques », avance Marc Kéranguéven, président de Prince de Bretagne. Mais le temps, c’est bien ce qu’il risque de manquer aux producteurs. « Une société américaine développe un outil laser pour désherber la mâche. Mais il va falloir des années avant que la technologie arrive sur le terrain », constate Cyril Pogu. La question du coût de ces technologies se pose également. « Pour les producteurs en maraîchage diversifié, ce ne sont pas des investissements envisageables », soupire Lilian Boullard, conseiller maraîchage en Alsace.
« Je suis incapable de le revaloriser dans mon prix de vente »
« Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des gens désherber du poireau à la main »
Fraises : le retour du désherbage manuel « pousse vers le hors sol »
La production de fraise de pleine terre (encore 40 % des volumes en France) n’est pas en reste concernant le recours au désherbage manuel. En Dordogne, les producteurs de la coopérative Socave consacraient traditionnellement deux personnes sur une journée pour traiter un hectare. Suite à l’interdiction du gluphosinate, il leur faut maintenant huit personnes sur une journée pour désherber les inter-rangs sur la même surface. Un second passage équivalent est nécessaire pour les trous de plantations. Soit 120 heures par hectare dans l’année de désherbage contre seize auparavant. « Cela pousse les producteurs à s’orienter vers le hors-sol », ne peut que constater Sylvain Dureux, technicien de la coopérative.
Difficultés de recrutement « sans précédent » en région Aura
Si la profession agricole alerte sur ses difficultés de recrutement « depuis plusieurs années », et que le phénomène s’était accru l’année dernière, « la saison 2022 s’ouvre sur des difficultés de recrutement sans précédent », déplore la FRSEA Auvergne-Rhône-Alpes dans un communiqué paru le 2 juin. « Le marché de l’emploi s’est durci, les intentions d’embauche dans les exploitations atteignent un niveau historique, et les candidats sont plus absents que jamais », constate la fédération. Le phénomène se rencontrerait « à tous les niveaux de qualification, dans toutes les filières et dans tous les territoires de notre région ». Il a de fortes incidences sur la viticulture, l’arboriculture, l’horticulture et le maraîchage, détaille le président de la FRSEA Michel Joux, interrogé par Agra Presse. Il craint que des surfaces ne puissent pas être plantées ou récoltées cette année. « Il faut que travailler paye davantage que ne pas travailler », plaide-t-il. « Est-ce qu’il faut que des personnes étrangères puissent venir travailler, et repartir chez eux ensuite ? Je ne sais pas, mais il faut attirer des bras ».