Les vétérinaires dans le viseur des investisseurs
Le nombre d’établissements vétérinaires rachetés par des groupes d’investissement a bondi ces deux dernières années en France. S’ils sont majoritairement intéressés par des cabinets avec une activité canine importante, voire exclusive, certains de ces groupes veulent développer leur portefeuille en médecine vétérinaire rurale. Ce modèle importé des pays anglosaxons fait polémique chez les praticiens vétérinaires, attachés à leur indépendance. Problème majeur : les rachats de certains cabinets se feraient au détriment de la réglementation en vigueur sur la détention du capital. Plus de 300 cabinets litigieux ont été identifiés par l’Ordre des vétérinaires. Le sort de près de 80 établissements est entre les mains du Conseil d’État. Principale inquiétude : certains groupes comptent parmi leurs investisseurs des géants de l’agroalimentaire, comme Nestlé. Le monde agricole suit de près ce phénomène de concentration, craignant notamment qu’il n’accélère la désertification vétérinaire.
Ils s’appellent Mon Véto, VetPartners, Sevetys, Univet, Anicura ou encore IVC Evidensia. Une dizaine de groupes d’investissement spécialisés dans le rachat d’établissements vétérinaires opèrent sur le territoire français. Resté confidentiel dans les années 2010, ce phénomène de concentration a pris de l’ampleur ces deux dernières années. Conséquence notamment de l’arrivée sur le marché français en 2018 de deux géants étrangers : le scandinave Anicura et l’anglo-suédois IVC Evidensia.
Ainsi, environ 950 établissements vétérinaires (cabinets, hôpitaux, cliniques…) auraient rejoint un groupe sur près de 8 000 établissements en France, selon les recensements effectués par le cabinet de conseil Phylum, spécialiste de la santé animale. Près de 20 % des vétérinaires exercent dans ces cabinets. Il y a encore quelques années, vendre son cabinet à un groupe d’investissement était un tabou au sein de la profession, attachée à l’indépendance inhérente à sa fonction. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Phylum estime que la moitié des vétérinaires canins travailleront dans un groupe d’ici fin 2025.
Les soins aux chats et aux chiens sont au cœur de la stratégie de développement de la plupart des acteurs. « Qu’on fasse de la canine à Toulouse, à Paris, à New-York, à Buenos Aires ou à Shanghai, c’est le même métier en première approche, explique Lucile Frayssinet, docteure vétérinaire et consultante chez Phylum. C’est très simple à expliquer aux investisseurs. En revanche, en production animale, si on est en Bretagne ou dans le Charolais, ce n’est déjà pas tout à fait le métier ».
« Des vétérinaires fantoches »
Fait plutôt nouveau, certains groupes affichent leur volonté de racheter des cabinets ayant une activité rurale importante, voire exclusive. Leur essor s’accompagne cependant de nombreuses polémiques. En effet, une grande partie des rachats ne rempliraient pas les règles qui régissent le contrôle et la détention des sociétés vétérinaires, définies dans l’article L241-17 du code rural. Cet article dit deux choses : la majorité des droits de vote et du capital social doivent appartenir à des vétérinaires en exercice au sein de l’établissement et la détention de parts du capital social ou d’actions par des acteurs de l’amont et de l’aval est interdite. Or, l’Ordre des vétérinaires considère que les conditions de rachat de certains cabinets sont contraires à cette réglementation.
Selon ses calculs, 330 sociétés d’exercice vétérinaire font l’objet d’une procédure administrative ou d’une radiation de l’Ordre des vétérinaires. Dans le détail, 135 sociétés ont déjà été radiées par les instances régionales. « Les autres procédures sont encore en cours », précise le conseil national de l’Ordre. Sur ces 135 radiations régionales, 79 ont été confirmées au niveau national. Mais elles ne sont, pour le moment, pas appliquées. En effet, en dernier recours, 75 sociétés vétérinaires concernées ont saisi le Conseil d’État. Depuis fin 2020, la profession attend que la plus haute juridiction administrative se prononce sur la conformité de la structuration juridique de ces entreprises avec l’article L241-17 du code rural.
« Il y a urgence à trancher cette question », plaide le président du conseil national de l’Ordre, Jacques Guérin. Ce dernier déclare n’avoir « aucune réticence » sur le principe de groupes vétérinaires à condition « les règles soient respectées ». L’Ordre considère que le montage juridique mis en place lors des rachats des sociétés radiées (voir encadré) « remet en cause le pouvoir de décision des vétérinaires ». Les groupes s’en défendent et mettent en avant que la majorité des droits de vote appartient toujours aux vétérinaires en exercice au sein de l’établissement, comme le veut la législation. « Ce sont des vétérinaires fantoches, dénonce Caroline Dabas, la présidente du SSEVIF (syndicat des structures et établissement vétérinaires indépendants de France). On voit passer des pactes d’associés où les minorités de blocage font que, de toute façon, c’est l’investisseur qui a le dernier mot. On voit aussi des textes dans lesquels les vétérinaires s’engagent à être d’accord avec l’investisseur »
Remise en cause de l’indépendance du conseil
Le profil même des investisseurs pose question. Seuls deux groupes revendiquent un actionnariat 100 % vétérinaire : Mon Véto et VPlus. La profession est particulièrement préoccupée par l’arrivée d’investisseurs liés à l’amont et l’aval du maillon vétérinaire. Les deux géants de l’alimentation pour animaux de compagnie Mars (Pedigree, Whiskas, Royal Canin…) et Nestlé (Friskies, Purina One, Gourmet…) sont actionnaires des principaux groupes vétérinaires mondiaux : Anicura et IVC Evidensia. Mars détient la totalité d’Anicura, tandis que son concurrent Nestlé est actionnaire minoritaire dans IVC Evidensia. « C’est interdit par la loi et ces rachats ont été faits au mépris de ces interdictions, estime Caroline Dabas. Ce sont des marques que l’on peut être amené à conseiller ou à ne pas conseiller et les vétérinaires au sein de ces réseaux peuvent subir des pressions pour conseiller certains produits. »
À l’avenir, la même question pourrait se poser pour les animaux d’élevage. « Si on laisse faire, ça ouvre le chemin à tous les acteurs de l’amont et de l’aval. Le risque c’est d’avoir des cabinets qui sont détenus par des fabricants d’aliments, des industries pharmaceutiques, des coopératives d’éleveurs ou des géants de l’agroalimentaire », énumère la présidente du SSEVIF. Une telle situation pourrait remettre en cause l’indépendance du conseil aux éleveurs, mais aussi la valeur de la certification pour le consommateur : « Que devient la garantie pour le consommateur final si Lactalis achète des cabinets vétérinaires qui sont garants de la qualité du lait en production ? »
Les groupes d’investissement concernés espèrent faire évoluer le cadre législatif, plus protecteur en France que dans d’autres pays. D’ailleurs, en 2021, la Commission européenne avait adressé une mise en demeure au gouvernement français à ce sujet, considérant que la règle interdisant aux acteurs de l’amont et de l’aval de détenir des parts dans des sociétés vétérinaires entrait en contradiction avec la directive européenne sur les services. Le ministère de l’Agriculture a opposé à la Commission que les dispositions du code rural permettaient de prévenir les conflits d’intérêts et de préserver l’indépendance des vétérinaires. Et l’affaire en est restée là.
Près de 20 % des vétérinaires exercent dans ces cabinets
75 sociétés vétérinaires ont saisi le Conseil d’État
Des investisseurs liés à l’amont et l’aval du maillon vétérinaire
Investir dans un cabinet vétérinaire : mode d’emploi
Lors d’un rachat, les praticiens en exercice dans l’établissement vétérinaire conservent la majorité des parts sociales et des droits de vote. En général, l’investisseur monte à 49 % de participation dans le capital mais une partition est faite entre les droits de vote et les droits financiers, ce qui permet à l’investisseur d’acheter la quasi-totalité des droits financiers. Il percevra donc presque tous les dividendes. « Cette structuration permet aux cliniques de continuer d’exercer comme elles avaient l’habitude d’exercer. Les décisions restent locales », assure le directeur général de VetPartners France, Vincent Parez. Les vétérinaires ne changent pas de statut : les associés restent associés et les salariés restent salariés. La vente « permet au vétérinaire de mieux valoriser sa clinique et de toucher la même chose que s’il était parti à la retraite tout en continuant de travailler dans la clinique », explique le directeur général France d’IVC Evidensia, Patrick Govart. Dans un tiers des cas, les conditions de rachat d’un établissement par un groupe d’investissement ne seraient cependant pas conformes à la loi, selon l’Ordre des vétérinaires.